Guéant et Sarkozy mis en cause pour des contrats avec la Libye en 2007
Le ministre de l'intérieur, Claude Guéant, le 16 juin à Nice. AFP/SEBASTIEN NOGIER
Mediapart continue sa série de révélations tirées d'une masse de documents relatifs à Ziad Takieddine, intermédiaire franco-libanais de ventes d'armes, proche d'un certain nombre de personnalités de l'UMP et principal suspect de l'affaire de Karachi (voir notre infographie : comprendre l'affaire de Karachi en trois minutes).
Le site a mis en cause nommément, jeudi 28 juillet, le ministre de l'intérieur, Claude Guéant, et le chef de l'Etat. Documents à l'appui, Mediapart relate comment la Place Beauvau a aidé, de 2005 à 2007, Ziad Takieddine à obtenir des contrats en Libye. Le maître d'œuvre de ce rapprochement franco-libyen, qui est également intervenu pour la libération des infirmières bulgares à l'été 2007, n'est autre que l'actuel ministre de l'intérieur, Claude Guéant, affirme Mediapart.
TAKIEDDINE, ARTISAN DU RAPPROCHEMENT ENTRE SARKOZY ET LA LIBYE
Ziad Takieddine est soupçonné d'avoir été l'un des intermédiaires des contrats Agosta de vente de sous-marins au Pakistan en 1994. Les commissions qu'il a touchées en marge de ces contrats et qu'il a reversées à des intermédiaires pakistanais pour faciliter la vente auraient pu donner lieu, selon les soupçons des juges, à des rétrocommissions illégales, qui auraient servi à financer la campagne d'Edouard Balladur en 1995, campagne dont Nicolas Sarkozy était l'un des principaux artisans.
C'est l'arrêt du versement des commissions par Jacques Chirac et Dominique de Villepin, quelques années plus tard, qui aurait abouti à l'attentat qui a tué quatorze personnes dont onze Français, le 8 mai 2002 à Karachi.
Selon les nouveaux documents que publie Mediapart, Ziad Takieddine a entretenu des relations avec certains proches de l'actuel chef de l'Etat, notamment au travers d'une tentative avortée de vendre un système de surveillance aux frontières à l'Arabie saoudite en 2003. Jacques Chirac a fait stopper au dernier moment ce contrat mené sous l'égide de M. Guéant, alors directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, lui-même ministre de l'intérieur.
En 2005, au retour de Nicolas Sarkozy Place Beauvau, la Libye, qui cherche à rompre son isolement international, prend contact avec lui pour "établir une coopération sérieuse dans tous les domaines de la sécurité". Le ministre de l'intérieur libyen de l'époque souhaite même rencontrer son homologue français.
"L'AUTRE SUJET IMPORTANT..."
Ziad Takieddine sert alors d'intermédiaire et cherche à faire venir des cadres de la compagnie Sagem en Libye pour y discuter d'un projet de vente d'un système de fabrication de passeports et de cartes d'identité biométriques. D'autres projets sont évoqués dans des courriers cités par Mediapart, sur la modernisation d'avions de chasse Mirage et Sukhoi, par exemple, ou la surveillance aux frontières. Deux domaines qui relèvent, en principe, du ministère de la défense et pas de celui de l'intérieur.
Claude Guéant prend alors langue personnellement avec M. Takieddine. Celui-ci envoie, le 6 septembre 2005, une note au directeur de cabinet du ministre de l'intérieur, pour préparer une visite de Nicolas Sarkozy en Libye. Au menu, des discussions sur le terrorisme ou l'immigration, mais aussi des questions de contrats.
M. Takieddine évoque dans ses courriers à M. Guéant une visite préparatoire que ce dernier effectuerait préalablement et "de manière confidentielle". La note du Franco-Libanais à M. Guéant explique que cette discrète visite aura un "autre avantage : plus d'aise pour évoquer l'autre sujet important, de la manière la plus directe..." Ce "sujet important" n'est pas précisé. "Il est indispensable que le volet 'commercial' de la visite ne soit pas mis en avant par les préparatifs officiels", écrit encore M. Takieddine.
COMMISSIONS ILLÉGALES
Un autre courrier, de Nicolas Sarkozy cette fois, et adressé à un proche de Mouammar Kadhafi, confirme le projet de visite officielle précédée de la venue de Claude Guéant à Tripoli. Dans une nouvelle note envoyée en septembre 2005 par M. Takieddine à M. Guéant, l'intermédiaire évoque la volonté du ministère de l'intérieur français de vouloir superviser "la bonne exécution tant des travaux que du contrat".
Dans un autre document, M. Takieddine assure à son correspondant libyen que "Sagem est la société à laquelle le ministre (Nicolas Sarkozy) a l’intention de confier le contrat de surveillance des frontières en entier". Mais le clan Chirac veille, et récupère les contrats de rénovation au profit de Dassault et non de Sagem.
Ziad Takieddine repart à l'assaut en 2006. Il fait cette fois l'intermédiaire entre I2e, groupe spécialisé dans la "guerre électronique", dirigé à l'époque par Philippe Vannier, actuel dirigeant du groupe Bull (aujourd'hui, I2e a été renommée "Amesys" et appartient au groupe Bull). Dans un courrier aux autorités libyennes, M. Vannier évoque, pour vanter sa technologie de contre-mesures d'écoutes électroniques, "le ministre de l'intérieur français", qui "dispose d'une réelle connaissance corroborée par une collaboration avec la société spécialisée dans ce domaine", I2e donc.
Un contrat est signé pour 33 millions d'euros avec la marine libyenne. M. Takieddine percevra en 2007 et en 2008 de la part d'I2e une commission de 4,5 millions via plusieurs sociétés offshore. D'autres contrats de la même société lui permettront de toucher 7 millions supplémentaires. Autant de sommes en principe illégales : la France a proscrit depuis 2000 les commissions sur les ventes d'armes et de matériel assimilé comme les technologies de surveillance.
LES COULISSES DE LA LIBÉRATION DES INFIRMIÈRES BULGARES
Avec l'élection de Nicolas Sarkozy, en 2007, Ziad Takieddine évoque dans plusieurs notes ses espoirs de nouveaux contrats avec la Libye. "Des coopérations industrielles et technologiques assorties de créations d'emplois doivent être mises en place. Cette politique devra se traduire par la mise en place d'un système nouveau plaçant les contrats qui doivent aboutir sous l'égide du nouveau président", écrit l'intermédiaire le 11 juin 2007.
Le même jour, M. Takieddine écrit dans une autre note que "M. Brice Hortefeux (alors ministre de l'immigration) doit se rendre à Tripoli prochainement. Il pourrait y préparer l'officialisation des commandes pour la France". Dans sa note, M. Takieddine n'évoque ni la ministre de l'intérieur de l'époque, Michèle Alliot-Marie, ni le ministre de la défense, Hervé Morin. Parmi les sujets que doit évoquer M. Hortefeux, figurent, selon le Franco-Libanais, "les infirmières bulgares : le ministre est chargé de la négociation de l'accord en vue du dénouement de cette affaire", mais aussi la "signature d'accords souhaités par la France".
C'est finalement Claude Guéant qui se rendra en Libye à la place de Brice Hortefeux. Devant la commission d'enquête parlementaire sur les conditions de la libération des infirmières bulgares en 2007, M. Guéant a assuré : "Il n'y a eu aucune contrepartie, je l'ai déjà dit et je le répète: la France n'a pas déboursé un centime ; la France n'a pas conclu le moindre contrat pendant les discussions sur la libération des infirmières et du médecin ; la France n'a pas échangé leur élargissement contre des perspectives de coopération supplémentaires."
Or, plusieurs pièces montrent que cette affirmation était fausse. Au moment où se négociait la libération des infirmières, M. Guéant échangeait avec ses homologues libyens des promesses de coopération. Dans un courrier du 20 juillet, Claude Guéant promet que la France a l'intention de "renforcer sa coopération bilatérale, dans le domaine du développement technologique, du nucléaire civil, de la défense et de la formation" avec la Libye de M. Kadhafi.
Source : Le Monde